Si les quelque 1000 arpenteuses et arpenteurs en construction du Québec n’existaient pas, il faudrait les inventer. En leur absence, les édifices pousseraient tout croches ; les tuyaux d’aqueduc passeraient n’importe où ; et les ponts et viaducs seraient à côté de la coche. Regard sur une occupation méconnue sans laquelle les travaux de génie civil ou de voirie ne sauraient voir le jour.
Certains arpenteurs se plaisent à dire que les navigateurs qui découvrirent le Nouveau Monde il y a 400 ans exerçaient le même travail qu’eux. Le père des arpenteurs se nommerait Samuel de Champlain ; c’est lui qui développa les plans des premières seigneuries. Si on s’amuse à remonter le fil de l’histoire, on peut retracer l’existence d’activités d’arpentage 2000 ans avant notre ère, notamment chez les Égyptiens et les Gaulois. Le mot lui-même provient du terme celtique arapennis. Il désigne une mesure agraire surtout utilisée pour les terrains boisés et les superficies de vignes.
Un arpenteur, ça mange quoi en hiver ?
Comme ce fut le cas pour ceux qui de tout temps firent de l’arpentage, les arpenteuses et arpenteurs en construction doivent avoir le compas dans l’œil et la précision à cœur. Ce sont eux qui mettent en lumière les écarts et les empiètements des travaux et qui permettent d’éviter les problèmes relatifs à l’emplacement des limites sur les chantiers. Ils fournissent des données sur l’alignement, l’altitude, l’orientation, les dimensions et la superficie de divers terrains ou projets d’infrastructures. Ils sont appelés à travailler à la construction de réseaux d’aqueduc et d’égout, de stations de métro, de complexes industriels ou commerciaux, de routes et d’autoroutes, etc. Ils collectent, transfèrent, calculent et mettent en plan les données d’arpentage à l’aide d’instruments spécialisés pour délimiter les balises des constructions projetées. À cette fin, ils utilisent, entre autres, un carnet de notes électronique, une station totale robotisée, un récepteur GPS et des logiciels de calcul et de dessin.
Voyage, voyage
En plus de faire preuve d’une grande conscience professionnelle, l’arpenteur doit se montrer mobile et très disponible. Lorsque l’entrepreneur veut savoir si les travailleuses et travailleurs de son chantier peuvent rentrer au travail le week-end, il tient généralement pour acquise la présence de l’arpenteur. « On n’a pas le choix d’être là. Sans nous, les travaux n’avancent pas », soutient Jean-Louis Simard, qui baigne dans le milieu depuis sa jeunesse. Celui qui se destine à cette occupation spécialisée doit aussi être prêt à s’éloigner. « J’ai fait mon bonhomme de chemin un peu partout au Québec. Quand je pars un mois, ça peut vouloir dire rester plus longtemps, voire même jusqu’à un an ! Bien sûr, la vie personnelle en prend un coup. » Ce travail est idéal pour les esprits à la fois bohèmes et cartésiens, puisqu’il implique méthode et analyse d’une part et changement de décor, d’autre part. « J’ai bourlingué dans mon jeune temps, évoque Richard Galarneau, qui pratique l’arpentage depuis une dizaine d’années. Lorsque mon enfant est né, j’ai eu besoin de plus de stabilité, mais une chose était non négociable : travailler dehors. Comme j’étais doué en mathématiques et dans la lecture de plans, l’arpentage m’a semblé une voie évidente. » Son boulot lui permet ainsi de vivre les quatre saisons du Québec tout en parcourant des centaines de kilomètres chaque année. « C’est comme la suite d’un voyage », dit-il en souriant.
Munis de leur équipement, les arpenteurs sont appelés à travailler sur des terrains accidentés ou difficiles d’accès et doivent être en bonne forme physique. La température peut aussi représenter un obstacle. « J’aime mieux travailler à –20 qu’à 30 », souligne Jean-Louis Simard. Richard Galarneau, lui, apprécie autant les grands froids que les grosses chaleurs. Mais la pluie l’embête : « Elle affecte les équipements et rend la tâche plus ardue. »
Les deux font la paire
L’implantation des limites constitue la partie visible du travail. Pourtant, l’étape des calculs, qui se fait dans les bureaux par une personne désignée, est tout aussi cruciale : si un calcul est erroné, l’implantation le sera de facto. Le travail de l’arpenteur s’exécute donc souvent à deux ; il exige un bon esprit d’équipe et des habiletés sur le plan interpersonnel. « Moi, je dis toujours, l’arpentage, c’est une question de confiance à trois niveaux : il faut que j’aie confiance en mes moyens, il faut que les personnes qui comptent sur moi — contremaîtres, surintendants, autres corps de métier — aient confiance en mes moyens, et enfin, il faut que j’aie confiance en mon collègue qui me fournit les données avec lesquelles je travaille. Si l’un des maillons fait défaut, tout fout le camp », précise Jean-Louis Simard.
Jamais si bien servi que par un arpenteur
Durant leur formation de 18 mois et les 4000 heures de travail qu’ils complètent pour être reconnus classe 2 par la Commission de la construction du Québec, les arpenteurs accumulent des connaissances et des compétences fondamentales. Or, il arrive de plus en plus qu’une personne d’un autre corps de métier exécute certains travaux d’arpentage. Cela représente un risque, puisqu’elle n’est pas formée pour la tâche. Et l’erreur peut coûter cher. « Si une borne empiète sur une propriété privée, la ville doit acheter la portion de terrain nécessaire pour la laisser en place et apporter une dérogation au cadastre, affirme Richard Galarneau. Parfois, au moment de refaire des bordures de rue, on se rend compte qu’un puisard est mal positionné. Le coût de l’opération pour modifier son emplacement tourne autour de 6000 $. Si tous les puisards de la rue doivent être déplacés, c’est pas mal plus coûteux. » Voilà des exemples où la précision de l’arpenteur est indispensable.
D’autres types d’erreurs peuvent aussi se produire : l’inversion de pompe d’un tuyau sanitaire dans un immeuble empêchera l’eau de sortir et sera susceptible de créer des problèmes. « Quand ça arrive, c’est le bordel ! », s’exclame encore Richard Galarneau. Fait à noter : les arpenteurs, qui sont représentés à près de 65 % par la CSN, demandent l’exclusivité de leur travail depuis 2007. Cette reconnaissance qu’ils méritent bien permettrait aux entrepreneurs de s’éviter ce genre d’ennuis. Bien que les arpenteurs ne l’aient toujours pas obtenue, ils ont quand même réussi à décrocher, en 2007, un rattrapage salarial de 29 %.
Compte tenu des lourds impacts de leur travail, les arpenteurs doivent savoir supporter le stress. « Il faut être très productif pour ne pas ralentir les équipes qui doivent procéder rapidement », renchérit Jean-Louis Simard, qui cumule plus de 50 000 heures dans le domaine. Le temps de déplacement entre les chantiers à visiter dans une même journée ajoute au stress. « Il est impératif de se forger une carapace pour parvenir à faire notre job sans se laisser ronger par la pression. »
Dans l’ombre et la lumière
Quoi qu’il en soit, les arpenteurs souffrent toujours d’un autre manque de reconnaissance. Il est en effet rare qu’ils reçoivent des félicitations quand un trottoir est à l’équerre ; mais dès qu’une erreur se produit, les répliques sont automatiques : « Je me suis fié aux données de l’arpenteur ! », entendent-ils trop souvent. Le fardeau leur revient donc de prouver l’exactitude de leurs données. « On doit toujours démontrer qu’on ne s’est pas trompé, ajoute Richard Galarneau. Il m’est souvent arrivé de retrouver le trou initial que j’avais creusé dans la terre à l’aide de mon piquet : c’est une sorte de pièce à conviction. »
Malgré le stress et les bons mots qui se font rares, les arpenteurs en construction adorent leur travail. « J’aime apprendre et je continue tous les jours à améliorer mes techniques, à découvrir de nouveaux trucs et à les perfectionner. J’éprouve aussi une fierté de savoir que ma job est indispensable », lance Jean-Louis Simard. Et son frère d’armes Galarneau de conclure : « Faire de l’arpentage est exigeant, mais extrêmement stimulant. Ce travail me permet de raisonner et de participer à la réalisation de grands projets, au grand air. Que pourrais-je demander de mieux ? »