La CSN traverse les moments les plus difficiles depuis la période où, en 1972, elle a perdu des milliers de membres. Nos presque 100 ans d’histoire nous rappellent toutefois cette nécessité de continuer de promouvoir un projet syndical et social visant à transformer les milieux de travail et la société pour faire progresser les travailleuses et les travailleurs, et la population en général. À la sortie du 65e Congrès, nous avons rencontré Jacques Létourneau, président de la CSN, afin qu’il nous dresse le bilan de la situation et qu’il nous fasse part de ses perspectives pour le prochain mandat, et pour l’avenir.
Le 65e Congrès arrive à un moment crucial de l’histoire de la CSN. Vous avez affirmé dans votre discours d’ouverture que la CSN vit les moments les plus difficiles depuis 1972, à l’époque de la présidence de Marcel Pepin, à quoi faisiez-vous référence exactement ?
— Je faisais notamment référence à la perte de près de 22 000 membres qui, malheureusement, ont quitté la confédération lors de la dernière période de changement d’allégeance syndicale imposé dans le réseau de la santé et des services sociaux. Dans les années soixante-dix, on a connu quelques vagues de désaffiliation, notamment avec la création de la CSD, le départ des fonctionnaires, des professionnels du gouvernement du Québec, des infirmières, et disons qu’à l’époque, ça avait quand même forcé la CSN à repenser la façon dont on pratiquait le syndicalisme dans l’organisation. C’est un peu le parallèle que j’ai fait au congrès en rappelant aux délégué-es que la perte de membres, ça n’a pas juste un impact financier, ça a aussi un impact sur notre façon d’organiser nos services, de représenter syndicalement et politiquement les travailleuses et les travailleurs qui ont choisi la CSN. Ultimement, ça nous oblige à réfléchir sur notre manière d’aborder l’action syndicale en ce début de 21e siècle avec tous les nouveaux défis à relever, qui ne sont pas juste liés à la perte de membres, mais qui sont aussi liés aux changements qu’on connaît dans le monde du travail et à la montée de l’antisyndicalisme. C’est le sens du message qui a été envoyé au congrès, et de façon générale, je peux vous dire que les syndicats ont particulièrement apprécié et bien répondu.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, cette défection majeure dans les rangs de la CSN?
— Il y a plusieurs éléments qui peuvent l’expliquer. D’abord, il y a des secteurs d’activité ou des catégories d’emplois où nous étions nettement minoritaires, notamment chez les professionnel-les et les techniciennes et techniciens du réseau. En même temps, il y a des endroits où nous étions majoritaires et où on s’est aperçu qu’il y avait des problèmes de vie syndicale. Vous savez, les syndicats à la CSN sont autonomes. Autonome, ça veut dire que le syndicat local gère entièrement la vie démocratique de son organisation. Alors, quand malheureusement, ça, c’est défaillant, ça augmente l’insatisfaction des travailleuses et des travailleurs et ça peut amener la remise en question d’une affiliation. Souvent, plutôt que de changer d’exécutif ou de procéder à des changements, les syndiqué-es vont profiter d’une période de changement d’allégeance syndicale pour changer d’organisation en pensant que ça va être la recette miracle. D’autres organisations plus corporatistes mettent l’accent sur le taux des cotisations syndicales et sur les programmes d’assurance. Donc, il y a une multitude de facteurs qui peuvent l’expliquer, mais il faut surtout retenir que ça nous renvoie à nos propres responsabilités, c’est-à-dire à notre capacité de faire adhérer les travailleuses et les travailleurs à notre discours, à les écouter, et aussi à faire la démonstration que dans la pratique, nos membres sont satisfaits des services de la CSN.
La CSN reconnaît sa responsabilité dans ce qui est arrivé, quelles leçons tirez-vous comme président de la CSN ?
— Qu’il ne faut jamais rien tenir pour acquis et croire que les choses vont de soi et que, de façon générale, les travailleuses et les travailleurs partagent les aspirations du syndicalisme. Ça nous oblige à nous renouveler et à répéter constamment l’importance et la nécessité d’avoir un syndicalisme à la manière CSN, qui repose en grande partie sur la solidarité entre les catégories d’emplois. Si nous pouvons syndiquer de petites entreprises de 10, 15, 20, 30 travailleurs, c’est parce que nous représentons aussi de grands ensembles de 200, 300, 400 personnes, qui nous permettent justement d’avoir les capacités financières et organisationnelles d’appuyer les travailleurs et les travailleuses qui ont des statuts plus précaires. Ce n’est jamais acquis, et il faut constamment rappeler que la solidarité entre les catégories et les groupes d’emplois, c’est important.
Vous avez répété qu’il est essentiel de renouveler la pratique syndicale, c’est une priorité pour vous ?
— La vie syndicale démocratique, l’autonomie de nos syndicats, est-ce que c’est un modèle qui tient encore la route dans un contexte de montée de l’individualisme ? Il faut se poser la question, il faut s’adapter. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais il faut que le renouvellement se fasse, parce que le rapport au syndicalisme pour les travailleuses et les travailleurs n’est plus du tout le même qu’il y a cinquante ans. Il faut prendre la pleine mesure d’où en sont rendus les travailleurs et travailleuses, et adapter notre action et notre pratique en fonction de leurs besoins.
Vous affirmez que l’avenir de la CSN va se jouer dans les prochaines années, est-ce que ça signifie un virage important pour la CSN ?
— On va le souhaiter, mais les virages sont toujours plus faciles à appeler qu’à réaliser. C’est une grosse structure, c’est un gros appareil, il y a des travers bureaucratiques, c’est normal, mais en même temps, ça paralyse l’organisation quand il est question de changement. J’ai mis l’accent là-dessus au congrès en insistant triplement, parce que si on ne le fait pas ce virage-là, ça risque d’être un peu plus difficile, malheureusement, pour l’avenir du syndicalisme à la manière CSN. Mais, je fais le pari qu’on va être capable de le prendre, ce virage. Bien sûr, il se fera en fonction de notre capacité à l’effectuer
Le congrès de la CSN a adopté un plan d’action très ambitieux. Vous avez la conviction d’avoir fait les bons choix ?
— Absolument. Avec l’action syndicale, avec les services qu’on donne aux travailleurs, il est important pour nous de continuer de nous occuper de politique au Québec, pour justement démontrer que si on ne s’en occupe pas, c’est le pouvoir politique qui va s’occuper, lui, des conditions générales de vie des travailleuses et des travailleurs, des citoyens et des citoyennes. Parfois, les gens disent « pourquoi nos syndicats s’occupent de politique, qu’ils s’occupent donc de notre convention collective ». Nous, on fait le lien entre l’importance d’être actif syndicalement dans l’entreprise et dans la société en général, c’est un beau défi ça, je crois.
Voir loin, viser juste, est-ce que ça signifie aussi que la CSN va poursuivre la lutte contre le démantèlement entrepris par les libéraux ?
— Certainement, mais ça veut dire aussi viser plus loin que les prochaines élections du Québec. La CSN va fêter son 100e en 2021, donc on va espérer qu’on sera capable de souligner notre 150e et pourquoi pas notre 200e anniversaire. Mais en même temps, il ne faut pas tenir pour acquis que ça va de soi. Ce virage, s’il ne s’opère pas, ça risque d’être plus difficile pour les prochaines années.
Vous affirmez que la CSN saura rebondir et se projeter dans l’avenir. Êtes-vous certain que les troupes vont suivre ?
— Oui, les troupes vont suivre, c’est le signal envoyé par les délégué-es au congrès. Les gens acceptent les discours francs, à visière levée. Les gens sont prêts à se retrousser les manches pour affronter les nouveaux défis. J’ai bon espoir.