Le comité national des jeunes de la CSN a bien cerné les enjeux soulevés par les défis intergénérationnels en organisant son sixième rassemblement, en novembre dernier. Bien sûr, le sujet n’est plus nouveau, mais les défis, eux, sont plus que jamais d’actualité. Ancienneté, conciliation famille-travail-études, militantisme, disparités de traitement : les jeunes et les moins jeunes ont encore beaucoup de pain sur la planche.
Kevin Gagnon fait partie de cette nouvelle génération de militants syndicaux bien déterminée à changer les choses. Pragmatique, Kevin a grandi dans une famille « syndiquée ». Son père était président d’un syndicat, « on baignait là-dedans à la maison », nous raconte-t-il. Kevin a gravi une à une les marches de son organisation syndicale. À trente-cinq ans, il se retrouve à la tête d’un très gros syndicat, celui des travailleurs et travailleuses de l’usine Bridgestone de Joliette. Onze cents membres. Un syndicat qui, comme bien d’autres, a dû faire des choix douloureux. Des choix avec lesquels il doit maintenant composer. « Chez nous, le gros coup est arrivé en 2011. La situation économique n’était pas bonne, d’autres usines américaines avaient accepté des diminutions de salaire considérables pour garder leurs emplois. On a été forcés d’accepter des clauses de disparité. Avant la négociation de 2011, les nouveaux employé-es commençaient à 80 % de l’échelle salariale, pour obtenir 100 % de leur salaire en deux ans. Maintenant, c’est un départ à 70 % et ça leur demande six ans d’ancienneté avant d’obtenir un plein salaire. On a aussi dû accepter un régime de retraite à deux vitesses, ce qui fait que les plus anciens ont un régime à prestations déterminées et les plus jeunes sont pris avec un régime à cotisation déterminée. »
Ces clauses de disparité sont devenues à la longue une source de conflits entre les jeunes et les moins jeunes à l’intérieur de l’usine, ajoute Kevin Gagnon : « Depuis 2011, il y a environ 300 jeunes qui sont arrivés à l’usine et qui vivent aujourd’hui avec ces conditions de travail là, ça crée des tensions. »
Disparités nocives
« Les disparités de traitement, ça pourrit le climat de travail, ça diminue la solidarité. Pour un syndicat, c’est excessivement nocif , constate Patrice Jalette, professeur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal. La mise en place de disparités de traitement, c’est presque toujours une demande patronale. »
Doug Scott Lorvil, membre du comité national des jeunes, travaille au Centre de santé et de services sociaux d’Ahuntsic et Montréal-Nord. Il constate lui aussi que ces disparités de traitement sont extrêmement néfastes. « J’ai des exemples en tête qui me montrent que ces disparités ont fait en sorte que les jeunes sont moins mobilisés, ils n’ont plus le même sens du travail, le lien d’appartenance s’est effrité. »
Sa collègue du comité national des jeunes, Annick Patriarca, a vécu elle aussi dans son milieu de travail les effets destructeurs des disparités de traitement. « On a été obligés de négocier des clauses comme celles-là à la dernière convention collective et ça a provoqué un taux de roulement important des travailleurs à temps partiel, ils préfèrent aller ailleurs. »
Craintes et mauvaises perceptions
C’est souvent la peur et une mauvaise compréhension des enjeux qui provoquent l’adoption de clauses de disparités de traitement, touchant l’ancienneté, le salaire, les congés, les horaires de travail ou le régime de retraite, nous explique Kevin Gagnon. « Moi, j’ai vu une assemblée où les gens se prononçaient sans aucune gêne en faveur des clauses de disparité, parce qu’ils ne comprenaient pas les enjeux derrière leur vote. »
Les recherches menées par la professeure Mélanie Laroche, à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, montrent bien que la multiplication des clauses de disparité de traitement est souvent attribuable à la diminution du rapport de force des syndicats, à la baisse du taux de syndicalisation et aux mauvaises conditions économiques. Pour sauver des emplois, minimiser les dégâts, on négocie des concessions. Et même si la loi interdit les clauses de disparités salariales, elles sont toujours bien présentes dans certaines conventions. « Lorsqu’on regarde les disparités salariales liées au salaire d’entrée, au salaire en fonction du statut d’emploi, à l’accès au maximum de l’échelle salariale, ce sont majoritairement des disparités interdites par la loi. Pourtant, au Québec, il y en a beaucoup, et cela, malgré l’existence d’une loi. »
Autre constat surprenant, selon elle, « c’est qu’il y a plus de disparités salariales dans les vieux syndicats. Et quand il y a eu des concessions salariales, il y a aussi eu d’autres concessions négociées en matière de sous-traitance et d’organisation du travail. Des syndicats forts ont fait le choix de sacrifier une partie de leur main-d’œuvre pour maintenir des acquis »
Les défis des jeunes militants
Mettre fin aux clauses de disparités de traitement n’est pas une mince tâche, mais ce n’est pas le seul défi qui préoccupe les militants présents au 6e Rassemblement des jeunes de la CSN, tenu les 17 et 18 novembre dernier à Lac Delage, près de Québec.
Les jeunes présents ont témoigné sans réserve de leur attachement aux valeurs de l’ancienneté, de l’équité, de la justice et de l’engagement syndical. Mais en même temps, ils refusent le statu quo. Leur présence au sein des comités exécutifs risque de bouleverser les habitudes, de modifier la nature même de la vie syndicale. Les recommandations mises de l’avant par les jeunes de la CSN réclament une modernisation des structures et du discours syndical. Ils veulent un message clair, simple et qui leur est accessible. Tous insistent sur la nécessité de mieux informer les nouveaux arrivants, de faire de l’éducation, de déboulonner les vieux tabous, de convaincre et de susciter l’engagement des jeunes.
Annick Patriarca soutient que « les jeunes veulent être impliqués dans les processus, dans les choix, ils veulent une place dans le syndicat et une écoute auprès de l’employeur. Leur présence dans les comités exécutifs et les comités de négociation fait toute la différence. C’est leur absence des lieux de décision qui fait reculer la cause des jeunes ».
Mais pour s’engager, pour militer activement, il faut du temps. Parlez-en à Kevin Gagnon, jeune président du STT de l’usine Bridgestone de Joliette. Pour ce père de deux enfants, dont la conjointe milite aussi au sein de la CSN, les journées sont longues, les fins de semaine très courtes. Comme plusieurs, il souhaite une plus grande ouverture aux jeunes et la mise en place de pratiques qui favorisent la conciliation famille-travail-études. Il constate que les besoins des jeunes travailleurs sont aujourd’hui très différents de ceux d’il y a vingt ou trente ans. « L’année dernière quand on est arrivés en négociation, on a vu clairement qu’il y avait une brisure entre les générations, puisque les demandes étaient complètement différentes. Nous, nos demandes étaient axées sur la conciliation famille-travail, sur le temps de qualité qu’on va pouvoir passer à la maison. C’est ça notre priorité. D’ici 2019, il y aura chez nous 300 personnes qui seront admissibles à la retraite. C’est certain que le vent risque de tourner. »
Vers un nouvel équilibre
Les jeunes, autrefois minoritaires dans les organisations syndicales, sont en voie de devenir majoritaires dans plusieurs syndicats. Les priorités de négociation risquent de changer. On ne pourra pas éviter certains débats douloureux, mais essentiels, selon la professeure Mélanie Laroche, qui affirme que « pelleter par en avant n’est pas la solution ».
Malgré l’ampleur de la tâche, Kevin Gagnon demeure optimiste : « Je suis confiant, mais ça va prendre énormément de travail et de l’implication aussi de la part des nouveaux élu-es. Ça va prendre beaucoup de persévérance, ça prend des jeunes qui sont prêts à donner du temps. »