Fin janvier : un ami parisien dont le fils vit en Chine dans le Yunan, me raconte les premières mesures de confinement mises en place dans ce pays. J’ai du mal à y croire et me dis que pour qu’un pays autant tourné vers le commerce en vienne à prendre de telles décisions, la maladie doit être dangereuse. Je mets cela sur le compte de mon côté alarmiste, parce que notre gouvernement et nos médias sont au contraire on ne peut plus rassurants. Agnès Buzyn ne vient-elle pas de dire, le 24 janvier : « En termes de risques pour la France, le risque d’importation de cas depuis Wuhan est pratiquement nul puisque la ville, comme vous le savez, est isolée » ?
Fin février : un ami américain de passage à Paris est le premier à nous alerter directement (dès le 15 février) sur la dangerosité du virus. Il nous dit qu’il s’agit de son dernier voyage en dehors des frontières et que sitôt de retour à Providence (il réside au Nord-Est des Etats-Unis), il organisera sa survie et celle de ses proches. Je mets cela sur le compte de son côté survivaliste, parce que notre gouvernement et nos médias sont au contraire on ne peut plus rassurants. Edouard Philippe ne vient-il pas de dire le 27 février: « Nous mettons tout en œuvre pour bloquer, pour traiter très vite les cas isolés qui sont majoritairement des cas en provenance des zones touchées dans le monde » ?
Début mars : un ami russe nous passe des coups de fil alarmistes en nous invitant à nous préparer au pire. Je mets cela sur le compte de son côté complotiste, parce que notre gouvernement et nos médias sont au contraire on ne peut plus rassurants. Emmanuel Macron multiplie les visites et les apparitions comme pour démontrer que la vie normale a toute raison de se poursuivre, quoi qu’il en coûte ! Ne vient-il pas de se rendre au théâtre le 7 mars, devant les caméras ?
Pendant toute cette période et jusqu’à la mi-mars, la communication propagandiste officielle française renvoie l’image d’une épidémie de grippe banale, éventuellement mal gérée par des pays du tiers-monde qui ne disposent pas de systèmes de santé adaptés. On ne compte pas les reportages et les commentaires moqueurs sur l’état de l’hôpital en Chine. L’agenda public ne parle du virus que pour le comparer à celui d’une vilaine et forte grippe saisonnière. Jusque-là, si le président est bien en guerre, c’est contre le système de retraites de son propre peuple, pas contre un virus !
28 février : l’Organisation Mondiale de la Santé qui, elle, n’en est pas à sa première déclaration de mise en garde, invite tous les États du Monde à mettre en place sine die des mesures d’urgence pour enrayer la propagation de la maladie. « La clé pour contenir ce virus est d’interrompre les chaînes de transmission ». Par la voix de son directeur général, elle « appelle tous les pays à bien informer leurs populations, à étendre la surveillance, à trouver, isoler et prendre en charge chaque cas, à rechercher tous les contacts, et à adopter une approche englobant l’ensemble du gouvernement et l’ensemble de la société; ce n’est pas un travail pour le seul ministère de la santé ». Je commence à me dire que l’insouciance du gouvernement pourrait être coupable.
29 février : en réponse, me dis-je naïvement, le gouvernement se réunit exceptionnellement un samedi, c’est bon signe ! Mais la mesure d’urgence principale qui sort de ce conseil des ministres est l’utilisation du 49-3 pour faire adopter sans débat le projet de réforme des retraites.
2 mars : un coup de fil d’une collègue genevoise travaillant à la préparation du Conseil d’Administration du Bureau International du Travail qui doit normalement se dérouler du 12 au 26 mars 2020 et auquel je dois participer, m’informe que l’Organisation envisage depuis plusieurs jours l’annulation du CA, en réaction notamment aux indications et aux alertes de l’OMS. Je me dis que cela doit vraiment être sérieux.
3 mars : réception d’un courriel du directeur général du BIT confirmant cette information. Il écrit notamment « Cette décision fait suite à une évaluation minutieuse des risques à laquelle a procédé le Bureau en collaboration avec les autorités locales compétentes, conformément à la décision prise par le Conseil fédéral suisse, le 28 février, dans le contexte de l’épidémie de COVID-19 qui sévit actuellement ». En France, il ne se passe toujours pas l’ombre du début d’un mouvement des pouvoirs publics et cette situation est d’une troublante constance pendant les dix jours qui suivent.
12 mars à 20h00 : allocution présidentielle au cours de laquelle Emmanuel Macron adopte un ton très rassurant et annonce le maintien du premier tour des municipales tout en prévenant de la fermeture des écoles à partir du lundi suivant. Le lendemain, nos trois enfants se rendent dans leurs établissements respectifs pour la dernière fois : la communauté scolaire (enseignants, élèves, administration) qui aurait pu avoir le temps de se préparer est complètement prise de cours et désorganisée par l’annonce surprise, soudaine et incompréhensible du président, après de longues semaines au cours desquelles la menace a été soit ignorée, soit minimisée.
15 mars : nous votons, conformément à la consigne présidentielle, pour nous-mêmes et pour des voisins qui nous ont laissé procuration. Les enfants profitent du weekend ensoleillé, comme beaucoup de Français, ce qui leur sera reproché dans les jours qui suivront comme irresponsable par un gouvernement qui l’est bien davantage. Le même jour, Brigitte Macron se met en scène sur les quais de Seine parmi la foule (des images qui seront rapidement expurgées d’internet). Dès le 15 mars, mon employeur, avant même l’annonce du confinement, invite tous les salariés à rester chez eux et organise le passage en télétravail.
16 mars : je retourne cependant une dernière fois au travail pour récupérer des dossiers et du matériel.
16 mars à 20h00 : allocution présidentielle au cours de laquelle Emmanuel Macron adopte un ton très martial (nous sommes six fois en guerre) et annonce le report du second tour des municipales, invitant les français à rester chez eux pendant quinze jours sans parler de confinement.
17 mars : dans une interview au journal Le Monde, Agnès Buzyn, candidate défaite du parti présidentiel à la Mairie de Paris, déclare « Quand j’ai quitté le ministère, je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous. Je suis partie en sachant que les élections n’auraient pas lieu. » Rappelons que quittant le ministère le 16 février, cela signifie par conséquent qu’elle et son entourage, donc le gouvernement, étaient au courant du danger depuis plusieurs semaines avant cette date de démission, et qu’ils ont donc fait courir ces risques à la population en conscience.
Nuit du 18 au 19 mars : je ressens, avec quelques heures de retard sur mon épouse des premiers symptômes (toux et fièvre mesurée deux fois dans la nuit, à 37-6 et 38-1 sous le bras, légers maux de tête, respiration légèrement pesante. Pendant toute la période symptomatique, la fièvre sera toujours mesurée entre 37-5 et 38-3). Le matin du 19, je constate une perte totale et brutale du goût et de l’odorat.
19 mars : les symptômes ne sont pas très handicapants pour le travail (je suis d’ailleurs en télétravail et souhaite le rester), mais ils sont inquiétants car pesants tout en étant mesurables et supportables. Comme une puissance sourde qui n’attend qu’un signal pour se réveiller. Les enfants commencent à recevoir des devoirs par Internet, un premier professeur de mathématiques de la classe de 6ème de mon fils programme un cours quotidien de 9h à 10H. J’écris aux directeurs des établissements et aux associations de parents d’élèves pour alerter sur les fractures numériques que révèle la crise sanitaire. Notre foyer fait pourtant partie des mieux lotis : 2 adultes en télétravail, 3 enfants en école numérique, pour deux accès ordinateurs fournis par le travail (ce qui est remarquable) et une tablette qui ne fonctionne pas avec l’interface des écoles et que ne compensent pas deux smartphones. Pas d’imprimante. Cela veut dire trois personnes sur la touche de l’accès informatique en permanence, ce qui pénalise alternativement l’activité professionnelle ou l’école. Mais comment font celles et ceux qui n’ont pas tout cela ?
19 mars à 15h00 : après être passé par le secrétariat de mon médecin traitant, j’ai un RDV avec lui qui opère une consultation via une interface nouvellement mise en place de type Skype. Je lui décris les symptômes, il me fait faire quelques exercices de respiration (mais je n’ai alors qu’une faible toux) et il diagnostique avec certitude le covid19. Il me demande de ne plus sortir du tout (je n’ai pas de masque de protection) et m’arrête pour quinze jours. Il me demande d’être attentif et vigilant entre le 6ème et le 8ème jour après l’apparition des symptômes, en m’indiquant que c’est la période au cours de laquelle peuvent se développer les formes pulmonaires aigües. Il me dit signaler mon cas, en raison de mes antécédents médicaux et m’incite à ne pas hésiter de rappeler le cabinet, voire directement le SAMU, en cas de difficultés respiratoires. Enfin, il me dit de continuer à prendre du Doliprane. Mon épouse suit le même processus avec son médecin traitant officiant dans le même cabinet.
20, 21 et 22 mars : pas d’évolution de mon état, c’est la disparition du goût et de l’odorat qui me pèse le plus. Mon palais ne distingue rien d’autre que les températures et la texture des aliments. Le fait de mâcher des aliments indistincts et sans la moindre saveur commence à me dégoûter. Je n’ai jamais ressenti une telle perte de ces deux sens en simultané. C’est d’autant plus troublant que je ne coule pas du nez et que les conduits nasaux ne sont absolument pas obstrués.
Nuit du 22 au 23 mars et jusqu’au 24 mars dans la journée : subite dégradation de la fonction respiratoire. Nous n’en sommes qu’au 4ème jour de l’apparition des symptômes, mais j’ai une soudaine difficulté à trouver de l’oxygène, sans augmentation de la toux, qui reste légère et répressible. Cette oppression respiratoire dure presque 48 heures mais comme elle intervient à cheval sur le weekend, je ne veux pas appeler le Samu, d’autant que les médias renvoient que les hôpitaux de l’APHP commencent à être submergés par la vague. La position allongée et la nuit n’aident pas, au contraire, à trouver de l’air. Je passe une partie des deux nuits la fenêtre ouverte, en me disant que je préfère mourir à la maison que seul sur un lit d’hôpital. Je me demande ce que deviennent des enfants confinés si les deux parents meurent… Comme pour la perte du goût, je n’ai jamais expérimenté un tel symptôme d’étouffement : je suis habitué presque chaque année à subir un long épisode de toux et de bronchite. Mais ici, il y a très peu de toux et le fait affolant que même en gonflant pleinement ses poumons, il n’y a pas d’air qui rentre.
24 mars : mon état de santé s’améliore et je me dis que j’ai bien fait d’avoir « patienté ».
J’en profite pour faire le point sur une semaine de communication gouvernementale particulièrement erratique. La métaphore guerrière est exaspérante et confine (!) au ridicule! Elle permet de mieux faire passer des mesures d’exception qui ne semblent pas émouvoir les forces politiques – toutes apparaissent solubles dans l’état d’urgence. Mais la stratégie du choc ne fonctionne pas vraiment et la colère sociale pourrait bien exploser après la crise voire même avant son issue médicale officielle. L’exaspération de la population atteint en effet des sommets, en particulier en France, face à un gouvernement irresponsable, coupable d’avoir asséché les capacités du système de santé et qui n’arrive même plus à faire semblant pour masquer son incurie, son impréparation, ses indécisions, ses omissions et ses mensonges coupables depuis le mois de janvier ! Le soir aux fenêtres de notre quartier, c’est concert d’applaudissements pour les soignants et de casseroles pour le gouvernement !
24 au 26 mars : on entend les ministres du travail et de l’agriculture, et même le premier d’entre eux, multiplier les injonctions paradoxales : « Restez tous chez vous et allez tous travailler », en même temps. En fait, cette communication du gouvernement transpire sa morgue sociale et sa haine de classe : “Restez chez vous, chers bourgeois, cols blancs, cadres du tertiaire, protégez-vous entre deux footings pour vous maintenir en forme (pas plus d’une heure attention) ! Mais filez fissa au turbin, vous autres les gueux, les pèquenots, les prolos, pour garantir aux premiers que leurs conditions d’existence ne seront pas troublées par la crise sanitaire ! Quant aux habitants des banlieues, parasites inutiles en toutes circonstances, matez-les et confinez-les dans leurs tours !”. C’est vulgaire et c’est pourtant la signification profonde de leurs propos et de leurs choix politiques !
27 mars vers midi : alors que cela faisait trois jours que j’allais mieux, un nouvel épisode d’essoufflement démarre brusquement. Il sera plus fort mais plus court que le premier. De nouveau, dans une nuit sans sommeil, j’arbitre entre ma volonté de rester chez moi et mon état respiratoire. Depuis hier, ils annoncent qu’il n’y a presque plus de place en réanimation en Île-de-France. Je n’ai pas envie d’avoir la mort de quelqu’un sur la conscience parce que je n’ai que 47 ans, que j’ai trois enfants et que je serai donc prioritaire! Mais le serai-je d’ailleurs, et qui en décidera ? La détresse respiratoire invite très naturellement et très fortement à s’interroger sur la vie et la mort.
Double digression que j’opère ici, en lien avec ce dernier sujet :
- Certains, et j’aurais pu en être, considèreront que l’on accorde trop d’importance à une maladie qui fait et fera, même lorsque l’heure des comptes terminaux sonnera, moins de morts que bien d’autres, trainant leur lot de souffrances non moins intolérables. C’est sans doute vrai lorsque l’on regarde le peu de cas que l’on fait des cancers et de leurs arbres des causes qui ramènent immanquablement aux conditions de production et aux modes de consommations du système actuel. Mais dans la crise d’aujourd’hui, le problème réside dans le flux énorme qui submerge brutalement les capacités du système médical et qui révèle son appauvrissement par des décennies de réformes libérales. C’est ici que se pose la question de l’impéritie de notre gouvernement. Alors que depuis deux mois, il recevait tous les signaux qui lui auraient permis d’anticiper cette vague et de procéder différemment que par une mesure de confinement partiel des populations en fonction de leur utilité économique autant que sanitaire, il n’a rien fait. Le début de la phase pandémique s’est déployé avec une capacité d’à peine 1000 tests pas jour ! On est encore très loin de pouvoir procéder au nombre de tests réalisés par des pays comme la Corée du Sud ou l’Allemagne. Je ne parle même pas des masques, tant ils occupent les unes des journaux et les esprits à force de manquer. Si nous dépassons 10000 morts malgré le coûteux confinement de classe auquel le gouvernement s’est finalement résolu, qu’aurait été le bilan si aucune mesure n’avait été prise ? Mais quel aurait été l’autre bilan si les mesures réelles de prévention et d’anticipation avaient été prises ? Combien de vies sauvées si les stocks de masques et de tests avaient été faits ?
- Même si le phénomène existe, la crise sanitaire actuelle n’est pas uniquement le signe d’une moindre tolérance de nos sociétés « développées occidentales » à l’idée de mort. D’ailleurs, notons que cette tolérance est d’autant moins forte que le rang social est élevé. Ce sont donc nos élites occidentales, avec leur cynisme habituel, leur dogmatisme libéral et leur darwinisme social qui sont les moins résilientes à la mort, symptôme en quelque sorte de leur sentiment d’immortalité et de toute puissance jupitérienne. Pourtant ce sont elles qui pourraient être les plus promptes à mettre en place une forme d’eugénisme social dans un contexte où le système de santé n’est plus à même de soigner tout le monde. On le voit dans les pays les plus en pointe du modèle libéral, Royaume-Uni et Etats-Unis qui sont aussi ceux où les dirigeants sont encore plus tentés de laisser faire la nature et de réserver l’offre de soins à ceux qui seraient déjà les mieux armés pour survivre. Une loi du tarot de la carte génétique en quelque sorte ! C’est bien là qu’est le danger : qui décide de qui doit vivre ou mourir dans un contexte de pénurie de l’offre de soins ? Qui tire les ficèles de l’eugénisme en marche et selon quels critères ?
28 mars : l’essoufflement reste très fort ce matin et les pensées grises et noires continuent à troubler le démarrage de ce deuxième weekend de confinement… Je passe du temps au lit pour boucher les trous de la nuit. Au sortir de la sieste, mon épouse me propose un thé. Il est 16h30 … J’en ressens le parfum et le goût de façon extrêmement forte, alors que le thé a toujours été pour moi une boisson insipide ! Après dix jours d’absence totale, le goût et l’odorat reviennent soudainement dans un déluge de saveurs. Et avec eux, une forte toux s’installe mais je pressens qu’elle marque en fait la libération des bronches de l’oppression latente et puissante que j’ai éprouvée à deux reprises au cours de six derniers jours.
28 mars à 22h00 : la mère d’un très bon ami vient d’être emportée par le Covid19. C’est la troisième personne que je connais qui est directement frappée en une semaine ! Je ne parle pas de malades mais de décès ! Comment est-ce statistiquement possible d’être à ce point concerné ? Mathématiquement explicable de connaître 3 personnes sur une cohorte d’à peine 2300 à ce jour ? Que valent les chiffres que l’on nous renvoie quotidiennement? Que veulent dire les statistiques ?
29 mars : je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas médecin, mais je me sens définitivement tiré d’affaire. Je sais que cette toux nouvelle et forte (la précédente était très faible) est de nature libératrice. L’énergie me revient et j’ai définitivement envie de l’employer pour qu’éclatent les fautes, les manques, les mensonges et l’incurie de ceux qui prétendent nous gouverner. Je mets ce récit en point de suspension pour m’y employer sans délais, car j’ai vraiment et complétement retrouvé le goût. Le goût de me battre, le goût d’en découdre, le goût de demander des comptes …
Pierre, Covid19+, Paris, 29 mars 2020 – 20h00