Au Québec, les médecins sont des privilégiés. Ils jouissent d’un statut unique, qui leur offre beaucoup d’avantages financiers, mais ne leur impose aucune obligation de résultat. Aujourd’hui, leur rémunération atteint des sommets. Ils coûtent à l’État québécois
la somme de 7,3 milliards de dollars annuellement.
Actuellement, nos médecins gagnent environ 12 % de plus que leurs homologues ontariens. Leur revenu moyen atteint 7,6 fois la rémunération moyenne des autres travailleuses et travailleurs québécois. Ce qui ne les empêche pas d’en réclamer encore davantage. Les omnipraticiens, dont la rémunération moyenne est évaluée à 243 000 dollars par année, exigent maintenant de nouvelles hausses salariales. Ils trouvent injuste l’écart qui les sépare des médecins spécialistes, dont le salaire moyen excède 400 000 dollars annuellement. En avons-nous pour notre argent ? La rémunération à l’acte aurait-elle fait son temps ?
Le moins qu’on puisse dire, c’est que les médecins québécois sont très attachés au système de rémunération à l’acte. Et pour cause. Depuis des décennies, ils se battent bec et ongles pour préserver ce mode de rémunération, qui les a toujours grandement favorisés. Au Québec, où les médecins sont très majoritairement rémunérés à l’acte, ils en tirent plus de 80 % de leur rémunération.
Reconnus comme des travailleurs autonomes, les médecins sont en fait de « faux travailleurs autonomes », explique le chercheur Guillaume Hébert, de l’Institut de recherche et d’information socio-économique (IRIS) : « Au Québec, les médecins ont un statut unique. Ils sont de “faux travailleurs autonomes” extrêmement privilégiés. Contrairement aux autres travailleurs québécois, ils obtiennent toutes sortes d’avantages fiscaux. Ce statut leur permet de s’incorporer en créant une société par actions (SPA). Cette incorporation fait en sorte que les médecins, déjà grassement rémunérés, paient beaucoup moins d’impôts. Ce qui est bien sûr très difficile à justifier. » Surtout si l’on tient compte des hausses de rémunération consenties aux médecins ces dernières années. Plusieurs études récentes démontrent que les médecins ont littéralement empoché le gros lot depuis 2007. Tout a commencé sous la houlette du docteur Gaétan Barrette, ex-président de la Fédération des médecins spécialistes et du docteur Philippe Couillard, ex-ministre de la Santé. Sous prétexte d’accorder à nos médecins la parité avec leurs collègues ontariens, le gouvernement a créé une caste de privilégié-es dont les salaires dépassent maintenant ceux des médecins ontariens. Nos médecins accaparent aujourd’hui près du tiers du budget de la santé. Leur rémunération globale atteint 7,3 milliards de dollars par année. Elle devrait dépasser les 9 milliards en 2020-2021.
Une étude réalisée par le chercheur Guillaume Hébert de l’IRIS, et publiée en juin dernier, montre bien que la rémunération des médecins a littéralement explosé de 2004 à 2014. Le salaire moyen des médecins spécialistes est passé de 237 000 dollars à plus de 400 000 dollars, une hausse de 66 % en dix ans. Le salaire des omnipraticiens a bondi de 54 % pendant la même période, passant de 158 000 dollars à 243 000 dollars. La hausse salariale s’est poursuivie en 2014-2015. À la fin de 2015, 174 médecins ont facturé plus d’un million de dollars à la RAMQ.
Des médecins mieux payés, mais moins disponibles
Une autre étude menée par le chercheur Damien Contandriopoulos, de l’Université de Montréal, démontre que malgré ces hausses de rémunération, le nombre d’actes médicaux posés par les médecins entre 2010 et 2015 n’a pas augmenté, alors que la population québécoise a connu, elle, une croissance de 4 % et que le nombre de personnes âgées n’a cessé de progresser. Le chercheur s’interroge. Y a-t-il eu un rationnement des soins et des chirurgies imposé par le ministère de la Santé ? Pourquoi les médecins travaillent-ils moins qu’auparavant ? Selon le chercheur, il est indéniable que le mode actuel de rémunération des médecins est responsable de plusieurs problèmes de notre système de santé. La rémunération à l’acte n’a jamais été remise en question, pourtant, selon lui, aucune preuve scientifique n’a jamais démontré son efficacité et sa pertinence. Il rappelle que les coûteuses incitations financières consenties aux médecins n’ont pas donné les résultats escomptés.
Une autre étude, menée cette fois par trois chercheurs de l’IRIS, Jennie-Laure Sully, Minh Nguyen et Guillaume Hébert, et rendue publique le 18 janvier dernier, révèle que les fortes hausses salariales accordées aux médecins ont eu pour effet de diminuer le nombre d’actes médicaux et le nombre de jours travaillés. De l’aveu même du ministre Barrette, les médecins québécois travailleraient huit heures de moins par semaine que les médecins ontariens. De plus, la moyenne de patients traités par médecin serait de 1549 en Ontario contre 1081 au Québec.
Comme l’explique Jean-Pierre Ménard, avocat spécialisé en droit médical, « dans les faits, les services offerts aux patients par les médecins ont diminué de 10 % en cinq ans. Au Québec, les médecins ne sont soumis à aucune contrainte de productivité. Les médecins sont libres de travailler quand ils veulent, comme ils veulent et de donner le service à qui ils veulent. Ils choisissent leurs patients et leur cadre de pratique et nous on paie et on n’a rien à dire là-dessus. Nous n’avons jamais eu autant de médecins, le Québec a un des ratios médecins-population les plus élevés au Canada. Pourtant la performance des médecins québécois, en termes d’accès aux soins et de suivi des patients, se classe au dernier rang de la moyenne canadienne ».
En 2015, le Québec comptait 242 médecins pour 100 000 habitants, alors qu’au Canada on en dénombrait en moyenne 233 pour 100 000 personnes. Pourtant, 30 % des Québécoises et Québécois n’ont toujours pas de médecin de famille. Selon les calculs de l’IRIS, si l’on économisait un milliard de dollars par année dans le salaire des médecins, on pourrait embaucher 20 000 préposé-es aux bénéficiaires ou 15 000 infirmières de plus.
La solution : abolir la rémunération à l’acte
L’étude de l’IRIS, menée en collaboration avec la CSN et rendue publique en janvier dernier, suggère des mesures pour réduire le salaire des médecins et améliorer l’accès aux soins. Première mesure suggérée : l’abolition de la rémunération à l’acte. Une pratique, qui, selon le chercheur Guillaume Hébert, « encourage des soins non pertinents, mais rentables pour le médecin. Elle décourage l’interdisciplinarité, nuit au travail d’équipe et va à l’encontre d’une médecine axée sur les soins préventifs ». L’étude recommande le salariat des médecins, une formule qui existe notamment en France, et qui donne de bons résultats, nous dit Guillaume Hébert. « On l’a vécu aussi ici dans les CLSC, mais les médecins l’ont fortement combattue, ce qui fait que peu de médecins sont devenus salariés au Québec. Cette formule donne pourtant de bons résultats. C’est une voie prometteuse pour améliorer l’accès aux soins de santé, contrairement à ce que laissent entendre les médecins qui s’y opposent. Les médecins devraient être considérés comme des employé-es, à l’instar de toutes les autres personnes qui œuvrent dans le système sociosanitaire. »
L’IRIS propose également d’abolir le statut de travailleur autonome des médecins : « Le principe, c’est que les médecins sont des professionnels de la santé comme les autres, ce ne sont pas des figures divines du système de santé. Ce ne sont pas des gens à qui l’on devrait confier un pouvoir extraordinaire ou des gens à qui l’on devrait subordonner les autres professionnels de la santé. C’est un professionnel qui a fait de longues études, mais ça ne lui confère pas nécessairement une toute-puissance. »
L’étude de l’IRIS propose enfin d’accroître le nombre d’actes que peuvent effectuer des professionnel-les de la santé autres que les médecins. Ce qui permettrait d’améliorer l’accès aux soins et de réduire les coûts de la santé.