Un texte de Gabriel Nadeau-Dubois
Illustration : Alain Reno
Le 8 juillet dernier, le premier ministre grec Alexis Tsipras se rendait devant le Parlement européen pour y défendre l’attitude de son gouvernement à l’égard des créanciers de la Grèce. Répondant aux attaques d’un représentant de la droite européenne, le controversé leader déclarait que la Grèce « est devenue un laboratoire d’expérimentation de l’austérité. Le peuple grec a fait des efforts plus importants que n’importe quel autre pays, mais l’expérience a échoué ». Autopsie d’une hécatombe économique et humanitaire sans précédent.
À l’automne 2009, Georges Papandréou, premier ministre socialiste récemment élu, découvre à son entrée au pouvoir des comptes publics dans un état catastrophique, trafiqués pendant les cinq ans du gouvernement de droite précédent. À partir de ce moment, la Grèce subira la plus longue cure d’austérité jamais imposée en Europe.
Entre 2009 et 2014, ce sont pas moins de huit plans d’austérité différents qui seront imposés à la Grèce par ses créanciers principaux (la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Commission européenne), que l’on désigne depuis par le surnom de troïka. Au total, entre 2009 et 2014, la Grèce coupera près de 47 milliards de dollars dans ses dépenses publiques, la plupart de ces mesures étant réclamées par ses créanciers en échange de nouveaux prêts. Il s’agit d’un ajustement de près de 10 % par rapport au PIB du pays, alors même que celui-ci était en chute libre. Autrement dit, la Grèce est le pays européen où la réduction des dépenses de l’État a été – et de loin – la plus radicale.
Faire la liste de l’ensemble des mesures de rigueur imposées aux Grecs serait une tâche pénible : compressions massives en santé et en éducation, hausse de l’âge de la retraite, coupes dans les pensions, baisse du salaire minimum, gel du salaire des fonctionnaires, privatisations importantes, déréglementation du marché du travail, augmentation et instauration de taxes, suppression de dizaines de milliers d’emplois dans le secteur public, etc. En vertu des théories économiques néolibérales, ces décisions controversées, imposées par la troïka aux différents gouvernements grecs, devaient permettre de regarnir les coffres de l’État et de relancer l’économie. En « coupant dans le gras » et en « faisant plus de place au privé », la Grèce devait enfin renouer avec la prospérité et la croissance. C’est l’inverse qui s’est produit.
Un remède pire que le mal
Dans un débat diffusé par la BBC il y a quelques années, l’économiste lauréat du prix Nobel Paul Krugman comparait la logique de l’austérité à celle de la médecine médiévale. « Cela me fait penser aux docteurs du Moyen-Âge qui croyaient pouvoir guérir leurs patients en les saignant, répond-il à deux partisans de l’austérité. Évidemment, les patients devenaient au contraire de plus en plus malades. Alors les docteurs se disaient : “il faut donc les saigner encore plus!” C’est essentiellement ce qui se produit avec l’austérité : on a un réel problème d’endettement, mais le traitement appliqué empire le problème ». Cela s’explique par un phénomène économique assez simple, explique Krugman. Lorsque l’économie ralentit et que le secteur privé est réticent à investir, le rôle de l’État doit être de stabiliser et de relancer l’économie en engageant des dépenses publiques permettant de la stimuler. Or, les politiques d’austérité ont précisément l’effet inverse : elles insécurisent les ménages, diminuent la demande, augmentent les inégalités, ralentissent l’économie et donc, par extension, les revenus fiscaux de l’État. C’est exactement ce qui s’est produit, et se produit encore, en Grèce.
En forçant le gouvernement grec à baisser les salaires (38 % de réduction en moyenne) et les retraites (45 % de réduction), la troïka a fait fondre les dépenses des familles grecques. Résultat : une baisse de 30 % de la production industrielle et de 25 % du PIB entre 2009 et 2013. Pendant la même période, près du tiers des entreprises du pays ont fermé leurs portes. Le résultat immédiat a évidemment été une explosion du chômage : 20 % d’augmentation durant les années les plus dures de l’austérité, pour atteindre près de 60 % chez les moins de 25 ans. À ce jour, 40 % des enfants grecs vivent officiellement en situation de pauvreté.
Dans une lettre ouverte à l’attention de la chancelière allemande Angela Merkel, le célèbre économiste français Thomas Piketty décrivait avec des mots durs l’échec total des politiques d’austérité imposées par la troïka. « Comme le sait la majeure partie de la planète, les demandes financières faites par l’Europe ont détruit l’économie grecque, mené à du chômage massif et à l’écroulement du système bancaire, empiré la crise de la dette externe, celle-ci escaladant jusqu’à un impayable 175 % du PIB. L’économie est maintenant brisée, avec des revenus fiscaux en chute libre, une production et un marché de l’emploi moribond et des entreprises vidées de capital. » Il n’est pas le seul à le penser. En 2013, deux économistes du FMI reconnaissaient avoir sous-estimé les impacts négatifs des politiques de rigueur budgétaire sur les économies développées.
La crise rend malade, l’austérité tue
En 2013, le sociologue David Stuckler et l’épidémiologiste Sanjay Basu publiaient un livre au titre provocateur : Quand l’austérité tue. Leur thèse est simple : au nom de la santé des finances publiques, les mesures d’austérité sèment la mort au sein des populations. Or, c’est justement le secteur de la santé et des services sociaux qui, en Grèce, a été le plus touché par les compressions exigées par Bruxelles. Deux millions de personnes ont perdu leur assurance maladie. Par conséquent, la situation sanitaire a dégénéré rapidement. En 2011 seulement, les nouveaux cas d’infection au VIH ont connu une augmentation de 200 %. Entre 2007 et 2009, le taux de suicide a bondi de 20 %. Entre 2008 et 2011, le taux de mortalité infantile a augmenté de 40 %. Sans compter la pléthore de chiffres démontrant une croissance importante de la toxicomanie, de la prostitution et de l’itinérance.
Pire encore, les compressions en santé ont elles aussi contribué à creuser le tombeau de l’économie nationale. Selon les deux chercheurs, chaque dollar investi en santé publique génère le triple en termes de croissance économique. Ainsi, même en période de crise économique ou en situation d’endettement, loin de représenter un fardeau ou un frein à la prospérité nationale, le renforcement des services sociaux participe à la relance de l’économie. Bref, la solidarité sociale permet non seulement d’éviter que la récession se transforme en dépression, elle contribue aussi à sortir l’économie du marasme.
Évidemment, l’austérité québécoise n’est pas l’austérité grecque, et il faut s’en réjouir. Qualitativement, par contre, la logique est la même. L’économiste québécois Éric Pineault la résumait simplement dans un article récent : « Les politiques d’austérité appartiennent à la famille des prophéties autoréalisatrices : plus tu comprimes tes dépenses publiques, plus l’économie stagne, plus tes revenus baissent, plus tu t’enfonces dans une situation budgétaire déficitaire; et rebelote! » Au bout de cette spirale d’enfer, il n’y a aucune prospérité ni aucun bonheur collectif. Il y a ce que la Grèce est devenue après cinq ans d’une austérité infernale : un champ de ruines.