Il faut prendre un instant pour mesurer pleinement le caractère délirant de cette statistique. Soixante-deux personnes, ce n’est même pas suffisant pour remplir un restaurant ou une petite salle de spectacle. Pourtant, ensemble, ces soixante-deux personnes détiennent plus de pouvoir que la moitié de la population planétaire. Qui aurait cru que cinq ans après le mouvement Occupy, l’emblématique 1 % serait à ce point « trop généreux » pour illustrer la répartition réelle de la richesse mondiale ?
Le rapport d’Oxfam est sans équivoque. On assiste au retour d’inégalités qu’on croyait avoir endiguées avec l’avènement de l’État-providence, et même pire. La mondialisation et l’intégration des marchés internationaux, la libéralisation accrue des échanges commerciaux et la financiarisation de l’économie favorisent les plus riches, appauvrissent les gens ordinaires et détruisent les mécanismes de redistribution de la richesse. Il s’agit d’ailleurs des deux extrémités d’un seul balancier : la majorité de la population voit ses conditions de travail et de vie devenir toujours plus précaires parce que les grandes corporations et leurs dirigeants accumulent des richesses pharaoniques, qui ne cessent de croître.
Mondialisation et dépossession
La Confédération syndicale internationale indiquait récemment qu’à elles seules, 50 sociétés multinationales, dont Samsung, McDonald et Nestlé, détiennent désormais une richesse cumulée de 3400 milliards de dollars américains, ce qui leur conférerait largement le pouvoir de réduire les inégalités en offrant des emplois décents, pour autant qu’elles le veuillent. Or il n’en est rien. Au lieu d’investir une partie de leurs profits pour améliorer les conditions de travail de la main-d’œuvre, ces sociétés exploitent au contraire un bassin de « main-d’œuvre cachée », composé d’environ 116 millions de personnes, la plupart issues des pays du Sud, où l’on exporte la production industrielle et manufacturière des pays développés pour produire au rabais.
Au printemps dernier, l’ONU tirait d’ailleurs la sonnette d’alarme à ce sujet dans une étude sur les conditions socioéconomiques des femmes à travers le monde. Sans surprise, ce sont elles qui, partout, occupent les emplois les plus précaires et subissent le plus d’abus. Mais bien sûr, ce constat s’étend à l’ensemble de la population. Dans les pays du Sud, les salaires, déjà dérisoires, subissent constamment des pressions à la baisse, les violations des droits de la personne augmentent, tout comme la détresse des gens. Ainsi, pendant que les classes moyennes se désagrègent en Occident, les travailleuses et les travailleurs des pays en voie de développement sont contraints de travailler dans des conditions qui ne sont pas très loin de l’esclavage. Cela nous démontre bien que partout, les travailleurs n’ont fait que perdre au jeu de la mondialisation, pendant que les plus riches, eux, en ont profité.
Quelle « juste part » ?
Curieusement, les élites politiques et économiques s’emploient chaque jour à nous convaincre malgré tout que les grandes corporations sont les bienfaitrices de nos sociétés. La seule présence de quelques sièges sociaux sur un territoire donné, afin d’assurer une poignée d’emplois, constituerait un service rendu à la collectivité, justifiant les largesses dont elles bénéficient en matière fiscale.
Pour ceux qu’il ne faut plus convaincre que ces privilèges sont infondés, et qu’ils privent les États de revenus dont ils auraient bien besoin pour continuer à assumer leur rôle de gardien du bien commun, une question se pose très sérieusement : comment en est-on arrivé là ? Et surtout : comment revenir sur les privilèges fiscaux accordés aux grandes fortunes, alors que l’on sent littéralement la terre et les marchés boursiers trembler, dès que l’on parle de resserrer un peu la vis ?
Pour beaucoup, envisager de faire marche arrière relève carrément de l’utopie. Difficile, en effet, de songer à retirer des droits à ceux qui dictent les règles du jeu et bénéficient toujours de l’oreille attentive du législateur, lorsque vient le temps de défendre leurs intérêts. Voilà le véritable défi : le phénomène de l’érosion de l’assiette fiscale corporative, que l’on observe dans à peu près tous les pays du monde, se produit en toute légalité. En effet, pourquoi violer la loi si les régimes fiscaux sont taillés sur mesure pour répondre aux exigences des entreprises multinationales ?
La loi sur mesure
L’OCDE reconnaît l’érosion de la base fiscale corporative comme un problème alarmant et urgent, partout dans le monde. Dans un volumineux rapport paru en 2015, l’organisation dressait la liste des pratiques de « planification » qui provoquent cette érosion inquiétante. Les entreprises ont accès à des stratagèmes leur permettant de minimiser leurs redevances fiscales dans tous les pays où ils font affaire, et de rapatrier leurs profits en échappant à tout prélèvement, ou presque.
Ces aménagements corporatifs ne sont pas motivés par des raisons économiques. Elles ne procurent aucun avantage commercial, elles sont neutres sur le plan comptable, mais elles permettent de réduire le taux effectif d’imposition des contribuables corporatifs qui œuvrent dans plus d’un champ d’activité.
Par ailleurs, la mondialisation économique a donné lieu à une véritable concurrence fiscale entre les États, qui utilisent désormais leurs régimes d’imposition comme des appâts pour les investisseurs. De plus, les conventions fiscales entre différents pays ont explosé au cours des vingt dernières années, afin de coordonner les avantages fiscaux offerts aux entreprises pour assurer une concurrence « saine » entre les États.
Une base fiscale fantôme
La proportion occupée par la sphère financière dans l’économie mondiale a atteint des proportions déraisonnables. Les leçons de la crise de 2008 ont, semble-t-il, été vite oubliées. L’industrie et le commerce numériques explosent, avec des géants comme Facebook et Amazon. Or, ces entreprises, dont on dit qu’elles incarnent « l’économie de l’avenir », ne tirent pas leurs profits de leur main-d’œuvre, mais de l’activité et des données de leurs usagers. Ainsi, les sources de création de valeurs se dématérialisent, et toute une strate de la population — les travailleurs — se voit privée d’accès à un moyen de subsistance. Mais plus encore, les États se voient ainsi confisquer des revenus essentiels pour financer leurs institutions et assurer le bien-être de leur population.
D’un côté, les ponctions sont plus faibles auprès des salarié-es et de la classe moyenne qui gagnent moins d’argent, et les grandes entreprises, qui elles s’enrichissent, continuent de bénéficier de sauf-conduits fiscaux grâce auxquels ils abritent leur fortune. Or, une question se pose très sérieusement : qui, à l’avenir, financera nos institutions et nos mesures de solidarité sociale, si les travailleurs n’ont plus de salaires, et si non seulement on laisse les fortunes échapper à l’impôt, mais que la base fiscale elle-même disparaît ?
Cela nous révèle que l’évitement fiscal et le capitalisme mondialisé, dans tout ce qu’il a de plus sauvage et destructeur, sont en réalité les deux lames d’un même ciseau. Elles travaillent ensemble à tailler en pièces tous les mécanismes de redistribution de la richesse et les instruments de solidarité sociale ; elles dépossèdent progressivement les travailleurs et les gens ordinaires, tout en consolidant les privilèges de la classe dominante.