Aîné-es victimes de rénoviction

David contre Goliath

Les soins aux aîné-es ne devraient pas être une affaire de gros sous, insiste la vice-présidente responsable des secteurs privés à la FSSS–CSN, Lucie Longchamp.

Par Julie Mercier

Au cours des deux dernières années, la bataille des locataires de la RPA Mont-Carmel à Montréal a fait les manchettes. Leurs déboires débutent en janvier 2022 lorsque les 200 locataires, dont la majorité a plus de 75 ans, reçoivent un avis d’éviction. Quelques semaines plus tôt, leur résidence a été acquise par une société en commandite derrière laquelle se trouve Henry Zavriyev. Ce jeune investisseur reconnu pour ses pratiques de prédation immobilière est aussi baptisé « le roi de la rénoviction ». Son but : transformer l’édifice du centre-ville en un complexe de logements locatifs, une opération beaucoup plus lucrative que l’actuelle RPA.

Une centaine de locataires quitte rapidement la résidence, « stressés et angoissés de ne pouvoir retrouver de logements dans le contexte de pénurie que l’on connaît », raconte Suzanne Loiselle, qui habite la résidence Mont-Carmel. Mme Loiselle et quelques résidentes et résidents refusent toutefois de se laisser jeter à la rue et fondent le mouvement Sauvons le Mont-Carmel. Le 12 mars dernier, après deux ans de recours judiciaires, le groupe obtient finalement gain de cause lorsque Zavriyev indique qu’il retire son avis d’éviction et qu’il maintient la RPA.

Dans les faits, les services offerts aux aîné-es sont toujours réduits à leur strict minimum. De plus, les appartements disponibles sont loués à une clientèle sans besoins particuliers. La cohabitation s’avère difficile alors que les problèmes de désordre se multiplient. « Il n’y a pas une semaine sans intervention policière. Ça demande de bons nerfs, témoigne la dame. Nous avons vécu de petites victoires le long du chemin, mais nous n’avons pas gagné le fait que Mont-Carmel est une RPA au sens de la loi, précise Mme Loiselle. Elle salue la vague de solidarité exceptionnelle que le groupe de résidentes et de résidents a reçue, entre autres de la part de la CSN, pour mener cette lutte extrêmement dure. On se bat pour l’ensemble des RPA du Québec », rappelle-t-elle.

Leur demande : « que les RPA sortent du marché privé, de l’empire des promoteurs immobiliers. Il faut que le gouvernement mette ses culottes. Zavriyev n’est pas le seul à faire ça. Il faut que le gouvernement encadre ces promoteurs immobiliers qui font n’importe quoi. Ça vaut la peine de se battre. Compte tenu de la démographie du Québec, attachez vos tuques ! Il faut protéger les RPA sinon ce sera leur destruction », prévient Mme Loiselle.

Régler le problème à la source

Malheureusement, ce n’est pas tous les cas de rénovictions d’aîné-es qui sont dénoncés publiquement. « Quand nous nous en rendons compte, nous sommes souvent devant le fait accompli », explique Marlène Ross, la représentante du secteur des centres d’hébergement privés (CHP) à la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS–CSN).

Il y a quelques mois, une résidence de Québec, le Domaine Parc des Braves, a fermé ses portes. Ce centre d’hébergement privé était en difficulté financière, et ce, en raison d’un bâtiment payé trop cher. Aujourd’hui, l’immeuble subit une cure de rajeunissement majeure et ses « appartements distingués » sont déjà remis en location régulière à fort prix.

En 23 ans de militance, Mme Ross a pu constater la place de plus en plus grande du privé dans l’hébergement des aîné-es. « On ne se cachera pas que les propriétaires de RPA s’enrichissent sur le dos de leurs locataires et de leurs employé-es, dénonce Mme Ross. C’est triste de constater qu’il y a des résidences sans équipement et sans main-d’œuvre pour donner les services adéquats, mais qui louent à un prix de fous, de 4 000 $ à 5 000 $ par mois », déplore-t-elle.

La plateforme Dignité et solidarité, qui regroupe les orientations de la CSN sur le continuum de soins de santé et de services sociaux aux aîné-es, donne des exemples de ces « services à la carte » vendus à fort prix : prise de tension, installation de bas de compression, distribution de médicaments, lavage des draps (qui n’inclut pas de refaire le lit) ou changement d’une ampoule qui peut coûter entre 5 $ et 10 $… ampoule non incluse !

« Les soins aux aîné-es ne devraient pas être une affaire de gros sous, insiste la vice-présidente responsable des secteurs privés à la FSSS–CSN, Lucie Longchamp. Ce modèle ne fonctionne tout simplement pas. Nous demandons que les soins retournent dans le réseau public. Pendant combien de temps encore le gouvernement fera-t-il la sourde oreille ? »

Les membres du comité de résidents du Mont-Carmel

La CSN se bat depuis toujours pour la consolidation du caractère public du réseau de la santé et des services sociaux. Au cours des dernières années, le sous-financement chronique et le manque de services ont ouvert la porte à la privatisation de ces derniers.

Pour améliorer les soins et les services publics aux aîné-es, la CSN propose quatre grandes orientations : favoriser la pleine participation sociale et citoyenne des aîné-es, garantir une offre adéquate de services publics de soutien à domicile, assurer une bonne qualité de vie, de santé et de bien-être des personnes proches aidantes et garantir une offre de services publics d’hébergement et de soins de longue durée adaptés aux besoins de la population.

La centrale suggère aussi de mettre en place une table de travail réunissant les propriétaires de RPA, les employeurs ainsi que les représentantes syndicales des travailleuses et des travailleurs afin de trouver des des solutions aux problèmes qui frappent le secteur de l’hébergement des aîné-es.

Les failles du modèle privé sont nombreuses. Chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Anne Plourde a longuement étudié le phénomène de privatisation des soins et services essentiels pour les aîné-es. « Les cas de rénovictions dans les RPA sont la conséquence de ce choix, celui de confier ces services à des entreprises à but lucratif, qui fonctionnent avec les règles de jeu du privé », explique Mme Plourde.

Elle note aussi la mainmise croissante des grandes entreprises financières sur les RPA. « Ces fonds d’investissement immobilier ont comme unique objectif de générer des profits le plus rapidement possible pour leurs investisseurs », fait-elle remarquer.

Statistiques : la pointe de l’iceberg

La bulle immobilière des dernières années et l’actuelle pénurie de logements ont rendu les rénovictions de plus en plus fréquentes. Les chiffres colligés par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) confirment cette tendance lourde. De 2020 à 2023, le nombre d’évictions forcées compilées par les groupes membres du RCLALQ s’est multiplié par près de six. En 2023, elles ont atteint un record avec 3 531 cas, soit une augmentation de 132 %. Toutefois, ces statistiques ne représentent que la pointe de l’iceberg puisque la très grande majorité des opérations de délogement frauduleuses ne sont jamais signalées, souligne cet organisme militant de défense et de promotion du droit au logement qui regroupe 62 organismes sur le territoire du Québec.

Pour sa part, l’Association québécoise des retraité(e)s des secteurs public et parapublic (AQRP) calcule qu’entre octobre 2022 et septembre 2023, 85 RPA ont fermé leurs portes à plus de 2 500 locataires évincés.

« Dans le contexte actuel de pénurie de logements, c’est très tentant pour des propriétaires de changer la vocation de leur RPA afin d’augmenter les loyers et faire plus de revenus avec leur édifice », constate le président de l’AQRP, Paul-René Roy.

Son organisation, qui regroupe 35 000 membres, s’avère particulièrement critique du projet de loi 31 (modifiant diverses dispositions législatives en matière d’habitation) en vigueur depuis février et qui n’inclut aucune disposition pour contrer les évictions dans les RPA. « Quand une résidence ferme, pourquoi ne pas la transformer en projet de logements sociaux ? », propose d’ailleurs M. Roy.

L’Association appuie le projet de loi 198 proposé par Québec solidaire qui modifie les conditions de reprise de logement et d’éviction prévues au Code civil pour mieux protéger les aîné-es. Le 28 mars dernier, les discussions entourant l’adoption de principe de ce projet à l’Assemblée nationale ont donné lieu à des témoignages crève-cœur de gens âgés : « se faire mettre au chemin comme si c’étaient des meubles devenus encombrants », avait alors illustré le porte-parole de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois.

« Quand les aîné-es se font évincer de leur RPA, ça devient très difficile pour eux de se relocaliser. C’est un stress supplémen­taire qui peut affecter leur santé. On pense que ça devrait être une préoccupation importante pour le gouvernement », conclut Paul-René Roy.

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