Le 18 octobre dernier, on annonçait une entente de principe sur l’Accord économique et commercial global (AECG) entre l’Europe et le Canada. Comme les textes ne sont pas encore publics, malgré nos demandes répétées, nous devons compter sur des fuites et certaines révélations pour nous en faire une idée. Mais ce que nous savons déjà de cet accord, et d’autres ententes semblables, est suffisamment inquiétant pour réclamer un débat public sur l’AECG, notamment par des consultations publiques élargies et une commission parlementaire. Voici un résumé des principaux enjeux et des exemples de questions à soulever pour susciter des débats sur la question.
Des « droits » pour les investisseurs et les multinationales
C’est avec l’ALENA que l’on a pour la première fois accordé de nouveaux « droits » aux investisseurs afin qu’ils puissent poursuivre les États lorsque ces derniers votent des lois ou des politiques qui affectent les profits potentiels liés à leurs investissements. Nous savons que ce dispositif se retrouvera dans l’AECG.
C’est le mécanisme qu’utilise l’entreprise Lone Pine. Cette dernière poursuit actuellement le gouvernement canadien en raison de la décision du gouvernement du Québec qui, à la suite d’une évaluation environne-mentale rigoureuse, a interdit de façon permanente le forage pour trouver du pétrole ou du gaz naturel dans l’estuaire du Saint-Laurent. Pour Lone Pine, cette décision est « capricieuse ». L’entre-prise exige un dédommagement de 250 millions de dollars.
Cette situation n’a pas que des conséquences environnementales. Vingt ans d’ALENA nous ont montré que le Canada n’est pas combatif face aux multinationales et qu’il a abdiqué devant des poursuites qu’il aurait pu gagner, comme dans le cas de la poursuite d’Abitibi Bowater. Cette dernière a été dédommagée pour la perte du droit de coupe et de l’accès à l’eau… à la suite de la fermeture de sa dernière usine de pâte et papier à Terre-Neuve !
Quel est l’impact sur le travail des élus qui cherchent à mettre en place une réglementation pour protéger l’environnement ou améliorer les conditions de travail ? Craindront-ils d’être poursuivis ?
Quelles sont les obligations dont doivent s’acquitter les investisseurs pour jouir d’un tel privilège ?
Pourquoi ne pas imiter l’Afrique du Sud, l’Équateur ou la Bolivie, qui renégocient actuellement leurs traités pour ne plus avoir à se soumettre à de telles poursuites ?
Les médicaments coûteront beaucoup plus cher
Le Centre canadien des politiques alternatives 1 estime que l’AECG entraînera une augmentation du coût des médicaments de 850 millions à 1,65 milliard de dollars annuellement, soit directement à l’achat par les individus, soit dans le coût des assurances, soit à même les budgets provinciaux. Les primes que paieront les assurés seront donc haussées. Le gouvernement canadien a annoncé qu’il ne compenserait pas les individus, mais seulement les provinces. N’en doutons pas, la facture nous sera éventuellement refilée dans nos taxes et nos impôts.
Tout cela pour permettre aux multinationales pharmaceutiques de s’enrichir encore davantage en profitant de brevets plus longs et en retardant l’arrivée de médicaments génériques beaucoup moins chers. L’industrie prétend que cela lui permettra de faire plus d’investissements et de créer des emplois, mais l’AECG ne prévoit aucune obligation du genre.
Lorsqu’Ottawa a étendu la protection des brevets en 1987, les industries s’étaient engagées à investir 10 % de leurs ventes. Cet engagement n’est plus respecté depuis 2003 et elles n’ont investi que 6,6 % en 2012.
Quel est l’avantage pour les populations ?
Quel sera l’impact sur les finances publiques ?
1. Joel Lexchin et Marc-André Gagnon, CETA and Pharmaceuticals, Centre canadien des politiques alternatives, 2013.
Nos emplois en danger
Les estimations des retombées économiques de l’AECG menées conjointement par le Canada et l’Union européenne supposent a priori que les marchés s’ajusteront naturellement. Le modèle théorique utilisé dans cette étude repose notamment sur la présomption que le plein-emploi existe et sera maintenu à la suite de la mise en œuvre de l’Accord (ce qui n’est pas vérifié dans la réalité). Malgré ces partis pris, l’étude prévoit un affaiblissement important de notre balance commerciale avec l’Europe. Une autre étude, aux hypothèses plus réalistes, prévoit la perte de 28 000 à 47 000 emplois au Canada en raison de la détérioration de notre balance commerciale 2.
L’AECG permettra l’entrée de 17 700 tonnes de fromages européens supplémentaires, qui pourraient accaparer jusqu’à 30 % du marché des fromages fins canadiens, remplaçant ainsi les produits locaux. Cela représente 180 millions de litres de lait en moins, soit un manque à gagner de 150 millions de dollars pour les producteurs de lait et de 300 millions pour l’industrie du fromage. C’est sans compter l’effet négatif sur la trajectoire de croissance à long terme d’une industrie des fromages fins qui est en émergence, mais qui demeure fragile.
Quels impacts cela aura-t-il sur les nombreuses régions du Québec pour qui la filière lait et fromage compte pour beaucoup dans le tissu économique ?
Pourquoi les gouvernements n’ont-ils pas tenté d’identifier les secteurs dont l’emploi serait affecté négativement par l’AECG ? Des études d’impact seront-elles réalisées ?
Quel sort nos gouvernements réservent-ils à ces travailleuses et à ces travailleurs affectés par cette nouvelle politique, alors qu’aucune mesure de compensation ne leur est offerte ?
2. Jim Standford, Out of Equilibrium, Centre canadien des politiques alternatives, 2010.
Les services publics menacés
Les règles qui régissent les marchés publics et les droits des investisseurs compromettraient sérieusement la capacité des municipalités et des gouvernements de reprendre des services publics ayant été confiés au privé, autant à l’égard des privatisations complètes que des partenariats publics privés (PPP). Par exemple, la Slovénie a été poursuivie lorsqu’elle a tenté de revenir sur des réformes qui avaient introduit le privé dans le système d’assurance maladie.
Alors que les privatisations qui ont eu lieu dans plusieurs pays d’Europe depuis les années 1980 sont remises en question, notamment dans les secteurs de l’eau, de la gestion des déchets, de l’énergie et des télécommunications, les multinationales européennes comme Suez ou Veolia ont non seulement l’intention d’y protéger leur position, mais elles veulent également développer de nouveaux « marchés » de ce côté-ci de l’Atlantique. Si elles réussissent leur pari, il sera extrêmement difficile de revenir en arrière compte tenu des dispositions projetées de l’AECG.
L’AECG découragera-t-il nos gouvernements de reprendre en main des PPP, si ceux-ci échouent à répondre à nos aspirations ?
Dans des secteurs où le privé coexiste avec le public, la capacité de l’État à réguler ces secteurs sera-t-elle réduite ou remise en question ?
Pourrons-nous développer des services publics dans le futur pour répondre à de nouveaux besoins sociaux ?
Dangers pour la culture !
Plutôt que de l’exclure des négociations, comme l’indique la convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle, la culture a été négociée à la pièce, chapitre par chapitre, et seules les industries culturelles en sont exclues (sans qu’elles soient définies). Le risque, c’est que l’un des chapitres n’exclue pas la culture, ou que l’un des secteurs de l’industrie culturelle ne soit pas protégé. Quels secteurs de la culture seront ouverts à la concurrence ?
Des obstacles pour le développement économiques et territorial
Les marchés publics, c’est-à-dire l’approvisionnement des gouvernements en biens et services, ont longtemps été un outil de développement économique important. Pensons à l’attribution du contrat de fabrication des métros de Montréal dans les années 1960 à l’usine Bombardier de La Pocatière, à la fabrication d’éoliennes en Gaspésie ou à l’attribution des contrats de lait du réseau de la santé du Saguenay-Lac-Saint-Jean à une coopérative régionale. Ces initiatives ont des effets structurants, souvent à long terme, pour nombre de secteurs et de régions.
Or, l’AECG s’apprête à ouvrir les marchés publics provinciaux et municipaux comme jamais auparavant. Les organismes publics se verraient interdire le recours à « toute condition ou tout engagement qui encourage le développement local » 3.
Quels seront les impacts de l’AECG sur la capacité des gouvernements et des municipalités d’utiliser les marchés publics comme levier de développement économique et régional ?
Jusqu’où pourront aller les politiques d’achat responsable des organismes publics ?
3. Traduction libre des textes préliminaires de l’accord. Certains organismes publics ou secteurs pourraient être exclus de l’ouverture des marchés publics, mais les « réserves » restent à être rendues publiques.
Un Québec moins souverain
Préséance des droits des investisseurs sur les droits de la personne et les décisions démocratiques, perte de leviers fondamentaux de développement territorial, incertitudes concernant la protection de la culture : autant de facteurs qui affaibliront la souveraineté du Québec et sa capacité à orienter son développement.
Il est incroyable que l’on en sache encore si peu sur l’AECG alors que le Québec et le Canada ont donné leur accord de principe à cette entente. Et pour la suite ? La loi québécoise stipule qu’un débat de deux heures doit avoir lieu à l’Assemblée nationale. Au fédéral, il est prévu que le projet sera déposé au Parlement canadien durant 21 jours, sans possibilité de l’amender.
Les députés auront-ils l’information nécessaire pour faire un choix éclairé ?
Pourquoi éviter la consultation publique si l’accord est si « formidable » ?
Pourquoi ne pas divulguer immédiatement les textes et les documents d’analyse relatifs à l’AECG ?
À la CSN, nous estimons qu’un débat public, ouvert et inclusif doit se tenir sur l’AECG, notamment par des consultations publiques élargies et par une commission parlementaire. L’accès aux textes et aux documents liés à l’accord est donc essentiel.